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samedi 15 février 2014

Centre, périphérie et frontières en Chine : une approche géopolitique singulière.


 
Toujours en lien avec notre étude de la pensée stratégique, opérative ou tactique en fonction des cultures mais aussi de l'histoire géopolitique de diverses pays, Philippe GENNEQUIN contribue une seconde fois au débat avec un article consacré à la Chine. Une fois de plus, c'est avec plaisir que nous l'accueillons sur "L'écho du champ de bataille" et que nous le remercions pour la qualité de sa réflexion.
Etat-monde, Etat-civilisation, la Chine mérite ces deux qualificatifs, du fait de l’ancienneté de sa culture, de l’immensité de son territoire et du poids de sa population. Dans le contexte confucéen de respect de l’ordre social, il est donc compréhensible que la Chine applique à l’ordre international, ce qu’elle imagine conforme à l’ordre naturel. D’après l’ancien paradigme impérial, qui oppose civilisation et barbarie, la Chine élabore un système, dont elle est le centre, littéralement l’ « Empire du milieu ».[1] A cette époque, elle modélise le système international par des représentations géométriques. Le « cercle » fermé du monde chinois, s’inscrit dans le « carré » du ciel. Au fur et à mesure de son développement, et au contact souvent violent avec d’autres peuples (Huns, Qiang, Rong), elle élabore une représentation plus raffinée, articulée en cercles concentriques. Ces cercles dessinent des zones d’influence dont l’intensité est forte au cœur de l’empire, et faible à la périphérie. Autour de la Chine se dresse ainsi le cercle des confins, territoires sous administration impériale, mais faiblement peuplés par les colons Han (Xinjiang). Puis se dessine le cercle des vassaux, qui paient tribut et gardent le glacis défensif (royaume tibétain). Enfin, le cercle des barbares représente le reste du monde dont l’empire veut s’isoler (Transoxiane).[2]

 
L’Histoire remet en cause la centralité de l’empire chinois, dont l’avance bureaucratique, culturelle et scientifique, le prédestinait pourtant à s’imposer comme le siège du pouvoir mondial. Au cours du XIXème siècle, les « guerres de l’opium » et l’agressivité des puissances coloniales relèguent la Chine à la périphérie d’un monde dominé par l’Europe et la Russie. Cette période, dite des « traités inégaux », est synonyme d’humiliation pour la Chine, qui perd sa place au centre du monde. Aujourd’hui, cette situation pourrait être bouleversée. Alors que de nombreuses projections affirment que le poids économique de la Chine dépassera celui de la zone euro en 2025, et celui des USA en 2035, il est probable que l’Empire du milieu soit à nouveau le cœur du monde du XXIème siècle.[3] On comprend alors que la dialectique centre – périphérie est un élément significatif de la conception géopolitique chinoise, s’articulant autour du triptyque Chine, barbares vassalisés, et barbares non vassalisés.[4]
 
Au vu de l’héritage géo-historique, la Chine essaie donc constamment de se recentrer. Ainsi, la République populaire de Chine pense sa place dans l’ordre international en adaptant la théorie des cercles au contexte du moment. Au cours de la Guerre froide et de la polarisation du monde en blocs distincts, la RPC développe la « théorie des zones intermédiaires ».[5] D’après cette théorie, les espaces où l’influence des USA et de l’URSS est indirecte, offrent des marges de manœuvre stratégiques pour une puissance moyenne. Le premier camp regroupe le Canada, l’Australie et l’Europe tandis que la seconde région englobe l’Afrique, l’Asie et l’Amérique latine. La Chine fait le choix du « Tiers-Monde » afin de manifester son non-alignement sur l’Union soviétique. Elle exprime, de cette manière, le problème principal des décideurs chinois d’hier et d’aujourd’hui : celui des alliances. « Quels sont nos amis, quels sont nos ennemis » se demande en 1926 Mao Tse-Toung, qui a pour préoccupation de rassembler autour du noyau des communistes leurs « vrais amis », pour porter des coups à leurs « vrais ennemis ».[6] En 1965, La « théorie de l’encerclement des villes par les campagnes » ajoute une dimension militante, voire combattante, aux zones intermédiaires. Par analogie, l’utilisation des guérillas rurales, pour vaincre les forces japonaises installées dans les villes, doit servir de modèle international à la RPC. La Chine doit ainsi s’appuyer sur les « campagnes africaines et sud-américaines » pour lutter contre les  « villes américaines et européennes ».
 
En 1974, le rapprochement des USA avec l’URSS est l’occasion pour la RPC d’accuser les deux puissances d’impérialisme. Le non-alignement chinois s’exprime alors par la « théorie des trois mondes ». Le premier monde est celui de l’URSS et des USA, puissances menaçantes en quête d’hegemon. Dans le deuxième monde, les pays développés, le Canada et le Japon sont dépendants du premier, mais recherchent un certain équilibre de puissance. La Chine et les pays en voie de développement appartiennent au troisième monde, cercle de solidarité et d’alliance. Mais les guerres menées par la Chine contre le Cambodge et le Vietnam mettent fin au mythe de l’entente tiers-mondiste. Pourtant, la chute de l’URSS ne change pas fondamentalement le positionnement de la Chine vis-à-vis du troisième monde. La RPC aime cultiver jusqu’à aujourd’hui son image de pays en voie de développement, et entretient des relations diplomatiques soutenues avec l’Afrique et l’Amérique latine.  Ce positionnement lui permet de renforcer les forums transrégionaux de type BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine) dans une logique de contrepoids occidental. Cette stratégie consolide les liens avec des zones riches en matières premières, et sert les intérêts de Pékin contre la reconnaissance diplomatique de Taïwan.
 
La mondialisation, et la crise financière de 2008 remettent en cause le nouvel ordre mondial. La Chine est toujours un pays en voie de développement. Elle est surtout la seconde puissance économique mondiale, dans un monde où la suprématie occidentale est remise en cause. La typologie dressée par Yang Jiemian, directeur du Shanghai Institute of International Studies (SIIS), semble confirmer l’actualité du centre et de la périphérie comme grille de lecture chinoise de l’ordre multipolaire.[7] D’après ce think tank influent, quatre groupes d’acteurs se sont dessinés depuis le 11 septembre 2001. Dans le premier groupe se trouvent les puissances émergentes. Conscientes de leur capacité d’influence, elles ont mieux résisté à la crise que les pays industrialisés d’Occident. Elles sortent renforcées et sont capables de faire entendre leur voix dans le concert international. Les Etats-Unis, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale appartiennent au cercle des acteurs en stagnation, dont la crédibilité est aujourd’hui érodée. L’Europe, le Japon et la Russie appartiennent à l’ensemble des Etats en déclin, qui doivent accepter de partager leur puissance avec les nouveaux venus. Les Pays en voie de développement se réunissent dans un quatrième camp, caractérisé par l’inaudibilité stratégique. Dans ce nouveau jeu, la Chine est susceptible de rechercher la position centrale en multipliant les alliances mouvantes au sein du premier groupe, afin de reléguer l’Occident à la périphérie. Son activisme, au sein du G20 ou de forums ad hoc, et sa volonté d’imposer le Yuan comme une monnaie de réserve mondiale compétitrice du dollar, sont des indicateurs de cette stratégie de recentrage.
 
L’ancienne théorie des cercles prédispose la Chine à une perception singulière du territoire. Pendant deux mille ans, l’ « Empire du milieu » ne dispose pas de frontières clairement définies, mais de marches la séparant du monde barbare. La césure entre les cercles n’est pas clairement établie du fait de la grande capacité d’intégration culturelle de la Chine. En effet, le rayonnement de la pensée confucéenne, l’exportation de l’écriture idéographique et l’appropriation locale des normes mandarinales contribuent à acculturer les peuples non Han. Cette sinisation plus au moins achevée assure, d’une certaine manière, la continuité territoriale de l’Etat, sans une présence effective de son administration. L’exercice d’un pouvoir diffus mais réel à l’encontre des vassaux fragilise donc la notion de frontière. Par ailleurs, l’empire considère que le degré d’intégration des confins est susceptible d’évoluer selon les besoins stratégiques et les rapports de force du moment. La difficulté historique d’application de la frontière s’illustre particulièrement en Chine occidentale, où le pouvoir a appliqué une succession de politiques d’assimilation et de rejet des populations allogènes. La réflexion frontalière s’impose pourtant progressivement au cours du XIXème siècle, époque au cours de laquelle la Chine rentre au contact de l’Occident.[8] Cette acceptation est difficile car les normes de l’Etat-nation sont étrangères à la philosophie politique chinoise. En outre, les gages territoriaux imposés par les « traités inégaux » font du principe frontalier un symbole de la dignité nationale bafouée. Jusqu’à aujourd’hui, les frontières sont perçues comme une norme occidentale, qu’il convient de réinterpréter à l’aune de l’ « étendue de suzeraineté». Ainsi, la vague de revendications territoriales exprimées par la Chine depuis les années 1970, son interprétation de la Convention du droit de la mer et des « biens communs planétaires » (Global commons), témoigne de la relativité accordée par Pékin à l’intangibilité des frontières maritimes et terrestres.

 Source image : site RFI.




[1]En mandarin, la Chine se traduit par Zhongguo (Zhong, milieu et Guo, pays), soit « pays du milieu ».
[2]Jean-Vincent Brisset, La Chine, une puissance encerclée ? Paris, Presses universitaires de France, pp.8-9.
[3]Pour une analyse prospective du système monétaire international, lire Agnès Bénassy-Quéré et Jean Pisani-Ferry, La longue marche vers un régime monétaire multipolaire, La lettre du CEPII (centre d’études prospectives et d’informations internationales), No. 308, 1- février 2011.
[4]Lire à ce sujet le recueil de cours dispensés par l’auteur, au séminaire de doctorat Paris I. François Joyaux, Géopolitique de l’Extrême-Orient, tomes 1 et 2, Paris, Complexe, 1994.
[5]Philippe Richer, Doctrine chinoise pour le Tiers-Monde, Politique étrangère, 1965, Vol. 30, pp. 75-97.
[6]Ibid, p. 77.
[7]Yang Jiemian, “Considerations on the four Groups of Nations and the Particular Features Present in the Restructuring of International Power”, Xiandai guoji guanxi [Relations internationales contemporaines], No.4, avril 2010, pp. 28-40.
[8]L’arrivée des Français au Tonkin ou l’installation des Britanniques à Hong-Kong font des frontières un objet politique, que la Chine doit prendre en compte dans son jeu diplomatique.

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