Bienvenue sur l'écho du champ de bataille

« L’écho du champ de bataille » a pour ambition de vous proposer à la lecture et à la réflexion des contributions sur des sujets relatifs à la stratégie, à l’art opératif, à la tactique et plus largement sur l’engagement et l’emploi des armées. Ces brèves, illustrations ou encore problématiques vous seront livrées sous le prisme de l’histoire militaire mais aussi sous celui des théâtres d’opérations d’hier, d’aujourd’hui, voire de demain. Des enseignements de grands chefs militaires de toutes les époques aux analyses polémologiques prospectives en passant par la doctrine ou aux équipements des forces françaises et étrangères. Gageons que vous aurez plaisir à lire ces articles ou à contribuer au débat. Bonne lecture…

mercredi 8 juillet 2015

L’impasse de la doctrine du général Douhet et ses effets sur l’arme aérienne.


 
C’est en relisant une vieille édition de 1935 du livre du colonel P.Vauthier préfacée par le maréchal Pétain sur la doctrine de guerre du général Douhet que j’ai pu constater combien cette vision de la guerre avait ces limites. En effet, il est curieux de constater que cet art de la guerre douhetien, malgré ses imperfections flagrantes, a influencé la guerre aérienne, d’abord pendant le second conflit mondial avec les abus du Bomber command allié (destruction des villes d’Hambourg et de Dresde) mais également dans les conflits qui ont suivi. Comment donc ne pas évoquer, dans ce cadre, les campagnes aériennes massives qui ont été lancées sur le Nord-Vietnam dans les années 1960-1970 (opération Rolling Thunder), la première guerre du Golfe en 1991, les bombardements pour le Kosovo en 1999, en Libye en 2011 ou les frappes du moment contre le groupe Daech. Ces opérations à dominante aérienne ont toute pour point commun d’avoir eu des résultats mitigés mais d’être les héritières de la pensée du général italien Douhet. Nous allons donc essayer de comprendre pourquoi les principes de ce théoriciens des années 1920-1930 ont eu et continuent d’avoir un tel impact sur la polémologie occidentale et nous analyserons ces concepts pour tenter de définir les faiblesses intrinsèques à ce corpus doctrinal.
 

Si l’on en croit le colonel Vauthier, Douhet, comme nombre de ses contemporains, a été traumatisé par l’horreur et l’hécatombe de la première guerre mondiale et, au risque même de passer en conseil de guerre, n’a pas hésité à critiquer les manœuvres de l’état-major italien tout en cherchant un moyen d’abréger la guerre pour briser la volonté adverse. Il considère que « le plus grand enseignement qu’on puisse tirer de l’expérience de la guerre passée, enseignement de caractère général et non transitoire, est celui-ci : la guerre est le choc formidable de peuples en armes et de toutes leurs ressources matérielles et morales », « ceci n’est que la répétition littérale d’un principe éternel de l’art de la guerre, vrai en tout temps, en tout lieu et en toutes conditions : pour vaincre, il faut faire masse sur le point décisif : c’est archiprouvé par l’expérience millénaire de la guerre ». On sent déjà le ton péremptoire qui veut faire de l’expérience de 1914-1918 une illustration de la forme ultime de la guerre, l’ennemi se transformant en un système simpliste et unique, schéma qui, d’ailleurs, orientera 50 ans plus tard les travaux du colonel américain Warden sur lesquels nous reviendrons.
Douhet explique, à l’image de certains stratégistes de son époque et de la nôtre d’ailleurs, que l’action au sol, ou sur les mers, ne sera pas déterminante pour la guerre future et que l’arme aérienne sera l’outil privilégié pour briser les résistances matérielles et morales des belligérants. A partir de ce raisonnement il peut ainsi déclarer « pour mon compte, je crois que réussir à jeter 300 tonnes de bombes par jour sur un des centres démographiques, industriels et commerciaux ennemis détermine la Victoire en beaucoup moins d’un mois, parce que l’évacuation de tels centres ne peut que provoquer la dissolution rapide et complète de la cohésion sociale de la nation soumise à un tournant aussi inouï. » Sa doctrine repose sur le rendement, terme d’autant plus terrible quand on pense que la majorité des victimes de ces bombardements sont des civils, comme sur une bonne efficience des moyens employés et ce,  en créant un commandement des forces armés ayant autorité sur la marine, l’armée de l’air et les forces terrestres. Néanmoins, cette vision interarmées est à relativiser : « je dis que le champ décisif est le domaine aérien. Ceci admis, j’ajoute : en conformité avec le grand principe de la guerre, qui s’énonce, il faut faire masse sur le point décisif, je dis qu’il faut faire masse dans le domaine aérien. Pour faire masse en l’air, il faut rassembler dans ce domaine la plus grande partie de nos forces et ceci ne peut se faire qu’en réduisant au minimum les forces des autres domaines ». Il détourne ainsi les grands principes de la guerre pour promouvoir sou nouvel outil et sa pensée doctrinale,  confondant concentration des efforts avec concentration des moyens aériens. Plusieurs décennies plus tard, certaines conclusions de la RMA (Revolution in military affairs) auront les mêmes échos avec le primat de la technologie sur l’humain, les frappes à distance selon l’idée de stand off actions, les bombardements chirurgicaux et une limitation de l’engagement au sol. Quant à l’aviation de défense, pour Douhet, elle est inutile, l’effort ne devant être tourné que vers l’offensive. Il en va de même pour les aviations auxiliaires (aujourd’hui les hélicoptères de l’ALAT en France par exemple) qui ne peuvent, selon lui, peser sur l’issue de la lutte. La reconnaissance (qui doit normalement aider à dissiper le brouillard de la guerre) est réduite à portion congrue au bénéfice d’un aéronef surarmé : « le type de bataille est donc constitué par un appareil de bombardement auquel on ajoute une capacité de combat ». Les chiffres donnés donnent le vertige mais apparaissent comme le fantasme de bon nombre d’aviations occidentales : vitesse 200 km/h, rayon d’action 2000 km, armement 1 ou 2 canons de 37mm, 16 à 20 mitrailleuses, quelques tonnes de bombes, protection des parties vitales et des pilotes.
Il renonce à la surprise : « je ne compte pas sur la surprise, je compte sur la force » alors que nous savons qu’elle est un des ressorts du succès et se détourne de l’histoire militaire, mettant en avant le fait que l’avion n’y est jamais apparu : « l’histoire millénaire de la guerre, qui enseigne beaucoup de choses, montre en particulier que jusqu’à aujourd’hui jamais la guerre aérienne n’avait encore paru sur la scène, et que par conséquent cette histoire millénaire n’a vraiment rien à voir et qu’en aucune façon, elle ne peut apporter aucun réconfort ». Cette affirmation est surprenante quand on sait qu’il faut regarder les leçons du passé sous le prisme de la manœuvre, des principes, des invariants et non pas des faits conjoncturels que sont notamment les armements. « La technôlatrie », pour reprendre un terme du général Cuche alors qu’il était chef d’état-major de l’armée de Terre, sert donc de référentiel à Douhet. Il balaie de la même manière les conventions internationales comme celles de Genève ou de La Haye arguant que l’emploi de l’arme chimique sera inévitable y compris sur les grandes villes (c’est le mode d’action dit aéro-chimique).
Un bon tiers du livre du colonel Vauthier revient ensuite sur les polémiques concernant la doctrine douhetienne, les critiques en Italie et même en France et, finalement, aux yeux de l’auteur, sur l’aspect visionnaire du général Douhet qui fait de la maîtrise de l’air la solution aux conflits de demain.
 
De notre point de vue, Douhet a bénéficié des effets moraux désastreux de la première guerre mondiale pour tenter de proposer un équipement capable, à lui seul, de renverser un rapport de force défavorable et d’éviter un conflit de longue durée. Sa doctrine a également séduit car elle emprunte ou effleure certaines notions développées par les grands penseurs de la guerre comme la confrontation des volontés ou la trinité (peuple, gouvernement, armée) de Clausewitz, l’approche indirecte de Liddell Hart, la vision scientifique de Jomini (lignes d’opération) et le point décisif de Guibert. Mais en fait, son raisonnement repose sur des fondations fragiles car il prend comme présupposition que c’est l’évolution technique (en particulier celle de l’armement) qui change la manière de faire la guerre alors que ce progrès n’est qu’un outil, un catalyseur qui influence la manœuvre, cette combinaison du feu et du mouvement pour vaincre.
 
Et pourtant, cette pensée d’entre-deux-guerres a accompagné la montée en puissance des armées de l’air (créée en France en 1934) du monde entier et a été prise dans sa globalité sans en préciser les contours. Peu sont ceux d’ailleurs qui ont cherché à relire la multitude d’articles et écrits de cet officier italien dont les idées ont d’ailleurs évoluées de 1921 à  1930. Cette doctrine a mis en avant les idées du général américain Harris qui, à la tête de ses bombardiers B17, a cru pouvoir briser la résistance allemande par des raids meurtriers, elle a alimenté les illusions sur les effets des bombardements sur Haiphong ou Hanoi au Vietnam et elle a cru être l’avènement d’une guerre « zéro mort ». En réalité, c’est la combinaison des trois armées, leur coordination, leur complémentarité, y compris jusqu’à l’intégration parfaite (corps des Marines américain) qui peuvent donner les moyens de vaincre un ennemi. Ce dernier, aujourd’hui, n’est plus le système en 5 cercles (commandement, éléments essentiels, infrastructures, population, forces armées) décrit par le colonel Warden de l’US Air Force. C’est un adversaire hybride, plus horizontal, plus décentralisé, plus diffus et plus fanatisé auquel il faut faire face. Sa volonté n’est plus fondée sur la même nature, la population, les combattants, les pays n’étant plus au premier plan. L’action décisive ne peut venir uniquement du ciel dans un déluge de feu ou de puissance mais elle doit s’inscrire dans le contrôle de tous les milieux, y compris dans le champ informationnel (cyber, influence, communication,…) et ce, pour surprendre et prendre de vitesse ces groupes ou mouvances qui menacent la sécurité internationale. En ne comptant que sur l’arme aérienne, nous sommes lisibles et nous serons à l’horizon 2030, à n’en pas douter, comme l’écrit Corentin Brustlein dans son ouvrage « La suprématie aérienne en péril », à la portée de nouvelles menaces. (voir notre article http://lechoduchampdebataille.blogspot.fr/2015/01/livre-la-suprematie-aerienne-en-peril.html). Il faut rompre une fois pour toute avec l’héritage de Douhet pour construire une autre vision stratégique.

5 commentaires:

  1. En 2015, il est très facile de ''démonter'' la théorie de tout aérien du Gal Douhet. L'armée aérienne naissait avec ses avancées techniques et l'on pouvait penser que cela éviterait la '' boucherie'' des tranchées de la Guerre 14/18. Mais, nous Français, que faisions nous au moment où ce général transalpin élaborait cette pensée stratégique? On avait un grand chef (Foch) qui avait déclaré : ''L'aviation est un sport et ne sera jamais une arme!'' et puis l'Armée de l'Air française est né qu'en 1934 (alors que la RAF a vu le jour en 1922) et ce grâce à un choc politique, le front populaire...
    Il est facile maintenant de critiquer les bombardements alliés sur les villes allemandes, mais si cette puissance s'est écroulée c'est grâce (en partie) à ces ''tapis de bombe''. Un petit fait: Rommel dans la campagne de Normandie est l'objet de la sollicitude des avions américains sa voiture est touchée, quelques semaines après il faisait partie du complot contre Hitler...
    Les frappes aériennes sont un plus dans les conflits actuels, ce qui disent le contraire n'ont jamais entendu le bourdonnement d'un avion au-dessus de leur tête, sauf dans la campagne environnante de nos aéroports!

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci pour votre commentaire.
      Je n'ai jamais dit que l'arme aérienne était inutile mais que c'est le tout aérien prôné par Douhet qui est une erreur doctrinale et stratégique. Militaire moi-même je sais tout l'apport d'un appui air-sol ou de frappes dans la profondeur mais je suis persuadé que c'est la complémentarité des moyens qui est source de succès. Il est illusoire de croire que seule des bombes venus du ciel peuvent neutraliser les adversaires potentiels du moment (en particulier asymétriques). De plus certaines stratégies développées par certains Etats comme l'anti-accès sont des parades en devenir pour les armées de l'air occidentales.
      En revanche, permettez moi de douter de l'efficacité des bombardements urbains alliés pendant la WW2 quand on sait que l'Allemagne n'a jamais autant produit de chars et d'avions qu'en 1944-45 et qu'il a fallu voir Berlin en ruines pour que la résistance cesse....
      Néanmoins, sur le plan tactique et opératif, l'action de l'aviation pour cloisonner le théâtre normand ou pour harceler les convois de renforts ou les PC allemands a été d'une remarquable efficacité. Tout est question de mesure ce qui n'est pas le cas de Douhet.
      Merci de votre fidélité
      Cordialement

      Supprimer
  2. Bonjour,

    Vous faites mention du général américain Harris à la tête de ses B-17 mais n'est ce pas plutot le général Arthur Travers Harris dit "Bomber Harris" qui est bien britannique.

    Cordialement

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonsoir, merci pour votre commentaire et c'est bien de Bomber Harris dont je voulais parler, officier qui commande les moyens US et britanniques en termes de bombardement stratégique.
      Très cordialement

      Supprimer
  3. Bonjour,
    Il me semble que Arthur "Bomber" Harris commande le Bomber Command anglais qui fait des bombardements de zones de nuit.
    L'aviation stratégique américaine en Europe (8e air force en Angleterre et 15e air force en Italie) a son commandement propre. Il n'y a que Eisenhower qui arrivera (par moment et difficilement) a avoir ces deux entités (aviation stratégique anglaise et aviation stratégique américaine en Europe) sous son commandement pour cloisonner la Normandie puis la Provence pour les débarquements qui y eurent lieu.
    De plus pour Tralle: Rommel s'est fait mitraillé par des Spitfire mk IX de la RAF (dont un certains Jacques REMLINGER des FAFL) à Sainte-Foy-de-Montgomery (ca ne s'invente pas!).
    Cordialement.

    RépondreSupprimer