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jeudi 27 octobre 2011

Conduire la guerre : vision tactique versus vision opérative

L’exemple du front de l’est pendant la seconde guerre mondiale

« Un général allemand, adorateur de la seule déesse Tactique, se ferait damner pour réussir un Kessel[1], un général soviétique, formé à l’école opérative, résistera aux sirènes du coup d’aubaine pour rester fixé sur la part qui lui revient dans la planification générale ».[2]

C’est une fois de plus en relisant cette phrase de Jean Lopez et en écoutant les débats autour de ces notions que je me suis interrogé sur la valeur de ces deux visions dans la conduite de la guerre et la mise en œuvre d’une opération. Il s’agit donc de savoir si le niveau opératif, bien souvent décrié en France comme dans certaines armées européennes, a prouvé son efficacité ou démontré son échec. Nous verrons, par conséquent, au travers de l’exemple du front de l’est pendant la seconde guerre mondiale, que les deux notions sont complémentaires mais, qu’objectivement, c’est bien la vision d’ensemble opérative qui permet le succès, à long terme, tout en favorisant la concentration des efforts afin de contraindre la volonté ennemie et obtenir l’effet final recherché.

La victoire tactique allemande à court terme : l’encerclement

Dans les 30 premiers mois de la guerre, le commandement allemand va obtenir des succès prodigieux au travers d’encerclements de grande ampleur et la capture de près de 4,5 millions de prisonniers soviétiques. Les officiers allemands, disciples de Clausewitz, cherchent en permanence la victoire décisive en tant que telle, l’enveloppement ou le front renversé, alors que les moyens (aériens et mécanisés), les espaces (opération Barbarossa[3] sur plusieurs milliers de kilomètres) et les objectifs (villes, lignes de communication, fleuves russes et ukrainiens) dépassent, de loin, ce que l’histoire militaire a pu connaître jusqu’en 1941. L’Allemagne veut des guerres rapides, peu coûteuses en temps et en ressources économiques. La bataille de Cannes d’Hannibal est donc étudiée en exemple par les jeunes aspirants allemands (sans allusion à l’échec de la campagne carthaginoise qui suivra en Italie pendant plusieurs années et qui s’achèvera par la défaite de Zama en Afrique du nord). A ce titre, Jean Lopez cite l’historien allemand Karl Heinz Frieser qui considère, dans un de ses ouvrages, que : « La Blitzkrieg[4] a mené à la renaissance motorisée de la pensée de Cannes ».
En outre, on peut souligner que les enveloppements menés par la Wehrmacht[5] cachent, derrière des bilans édifiants, des failles ou des semi-échecs. Ainsi, en juin 1941, à Bialystok-Minsk, les Kessel ou chaudron successifs allemands sont souvent peu étanches compte tenues des distances à couvrir par les chars et de la combativité des soldats soviétiques ; ils laissent s’échapper la moitié des hommes de l’armée rouge initialement encerclés. A Uman, en août 1941, trois armées d’infanterie et un groupe blindé allemands perdent 10 jours sur le phasage prévu pour réduire une poche d’à peine 107 000 combattants ennemis qui contre-attaquent et profitent de conditions météorologiques déplorables. Plus tard encore, Hitler sacrifie l’objectif stratégique de Moscou en affectant tous ses moyens pour encercler les 605 000 soviétiques de Kiev. Néanmoins, l’affaiblissement progressif des ressources mécanisées allemandes ne permettra plus d’enveloppements à grande échelle, comme en témoignent les victoires limitées de Viazma et de Kharkov en 1942 et le tournant de l’échec de Koursk en 1943.

La supériorité de la vision opérative soviétique

L’armée rouge, quant à elle, ne cède à la tentation de l’encerclement et de la victoire tactique qu’à Stalingrad en 1943 avec les opérations Uranus et Saturne et ce, sur des positions symboliques dont l’effet psychologique (encerclement de l’armée de Von Paulus, du corps de bataille roumain et des troupes hongroises)  pourra soutenir l’action du front russe dans sa globalité.
Les Soviétiques ne voient dans l’encerclement qu’une figure tactique parmi d’autres et lui préfère l’art opératif. Pour celui-ci, aucune bataille décisive n’est possible dans un conflit moderne qui sera long, mobilisera de nombreux moyens et se déroulera sur un espace stratégique important. Jean Lopez cite ainsi un passage de l’œuvre de Vladimir Triandafilov[6] qui explique qu’ : « Il est difficile d’espérer une riche moisson opérationnelle avec une attaque menée sur une seule aile, dès lors que l’ennemi occupe un large front et maintient libre ses liaisons avec l’arrière. Pour cette raison, on ne pourra l’encercler ». Les officiers soviétiques vont donc concentrer leur apprentissage de la tactique sur la pénétration (bresh), la percée (proryv), le débouché (razrazitsiia), le choc fragmentant (rassekaiushchii udar), l’avance dans la profondeur opérationnelle (presledovanie) et le mouvement tournant (obkhod). Ces outils doivent permettre des opérations successives pour asphyxier l’adversaire et garder l’initiative mais aussi des opérations dans la profondeur pour priver l’ennemi de son espace de manœuvre stratégique. La destruction n’est pas nécessairement le but de la bataille, l’interdiction, la neutralisation par les feux indirects sont d’autres moyens d’atteindre l’effet majeur. Cette vision sera illustrée par le refus par Staline, en 1943, de laisser le général Rokossovski se détourner de sa mission de franchissement du Dniepr (dernière barrière naturelle avant la plaine ukrainienne) au bénéfice d’un encerclement d’unités allemandes à l’est de Kiev dans la région de Priluki.

Fort de ces exemples historiques, certes focalisés sur un conflit et un théâtre d’opération, il me semble que les succès tactiques, pour être efficaces et durables, doivent s’inscrire dans une vison opérative dont ils ne sont que les points décisifs nécessaires pour affaiblir le centre de gravité de l’adversaire et, in fine, produire des effets afin d’emporter la décision. Seule une planification sur le long terme, par un état-major opératif, pourra donner au chef le recul nécessaire pour stimuler, au bon moment, ou encore brider temporairement l’appétit tactique des échelons subordonnées. Dès lors, le mouvement d’ensemble, phase après phase, donne au plan de campagne sa cohérence avec, en ligne de mire, l’effet final recherché stratégique. Mais cette démarche demande du temps, ressource rare dans des sociétés et pour des décideurs politiques esclaves de l’instantanéité et de l’échéance à court terme.

Frédéric Jordan


[1] Chaudron en allemand, métaphore pour caractériser les encerclements d’importantes unités ennemies.
[2] Jean Lopez – Le chaudron de Tcherkassy – Korsun –Editions Economica -2011.
[3] Invasion de l’URSS par les Allemands en 1941.
[4] Guerre éclair.
[5] Armée allemande pendant la seconde guerre mondiale.
[6] Penseur opératif russe, comme Toukhatchevski  des années 1920 et 1930  auteur de l’ouvrage « La nature des opérations dans les armées modernes. »

1 commentaire:

  1. Merci à l'auteur de proposer cette réflexion sur la vision opérative. Cet article qui, comme à l'habitude de son auteur est finement illustré par un exemple historique, appelle de ma part deux commentaires:
    1- Le niveau opératif est aujourd'hui d'une importance capitale. La centralisation des états-majors stratégiques, la complexité et la multiplicité des opérations accroîssent ce besoin d'une planification militaire et d'une synchronisation fines des campagnes interarmées. C'est le rôle clé des état-s-majors opératifs, déployés sur les théâtres d'opérations. Les anglo-saxons ont d'ailleurs remis au goût du jour l'operational art qu'ils appellent encore campaigning.
    2- L'obstination tactique allemande en URSS citée en exemple ici est selon moi davantage due à une négligence du niveau opératif de la part de l'OKW. Hitler, qui se voulait stratège, s'est obstiné à conduire sa guerre en ne dépassant pas une vison tactique de l'espace stratégique qu'il s'était taillé de manière irréfléchie. Cependant, on peut considérer que les allemands n'étaient pas dépourvue de cette conscience de l'importance du niveau opératif. Moltke I, Schlieffen et surtout Manstein possédaient bel et bien cette vision opérative. Mais Hitler a fait la sourde oreille aux recommandations de Manstein dès lors qu'il a mancé ce dernier en direction du Caucase....

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